Plume et parchemin

Plume et parchemin

chapitre 1 - Réception à la Hofburg

Réception à la Hofburg

 

8 janvier 1866

 

- I -

 

« La rencontre »

 

        Rarement on a entendu dans le palais de la Hofburg cette langue douce et pourtant âpre qui monte et rebondit en accents étranges, rarement on a vu autant d'hommes dans leurs magnifiques tenues de gala, alors que leurs bottes noires et souples arpentent les parquets cirés.

Ils sont tous là en attendant de pénétrer dans la salle du trône, les magnats de la Délégation du Parlement Hongrois, conduite par le prince-primat. Ils sont venus renouveler le serment d'allégeance à leur suzerain et surtout présenter, quoique un peu tardivement, leurs vœux d'anniversaire à l'impératrice. Une simple manifestation de sympathie ? Pourtant une émotion, une sorte de frémissement parcourt cette assemblée alors qu'ils patientent avant d'être conduits auprès des souverains. Est-ce parce que pour la première fois parait parmi eux le comte Andrássy, revenu d'exil ayant été gracié par François-Joseph ?

Auprès du prince-primat, cet homme grand et mince a fière allure, sanglé dans le splendide costume d'apparat magyar : bottes noires luisantes comme des miroirs, pantalon moulant étroitement les jambes musclées du cavalier, longue tunique damassée aux brandebourgs dorés,  le sabre recourbé dans son fourreau d'argent porté au côté gauche, mantelet de velours doublé de riche fourrure, retenu au col par un lourd collier rutilant de pierres avec un médaillon baroque entouré de gemmes.  Il tient à la main le bonnet de fourrure orné d'une aigrette maintenue par une superbe boucle ornée de pierres précieuses.

Ils ont tous fière allure, ces hommes barbus ou moustachus à l'aspect un peu sauvage, mais surtout Andrássy les domine d'une bonne tête et on remarque son maintien, ses gestes élégants d'homme habitué à fréquenter les salons autant qu'à galoper à bride abattue.

Cependant, aujourd'hui il parait un peu nerveux comme si intérieurement  il ressentait une sorte d'inquiétude. Ses amis pourraient mettre cela au compte de son retour et d'une mise en présence avec le souverain qui l'a condamné tout d'abord à la pendaison qui ne fut faite qu'en effigie heureusement. Lui sait de quelle nature est cette agitation qui le tourmente. Il est anxieux, impatient d'être mis en présence de l'impératrice dont ne cesse de lui parler Ida Ferenczi (jeune fille de petite noblesse et lectrice de l'impératrice) avec qui il entretient une correspondance amicale. Est-elle aussi belle qu'on le prétend ? Pourra-t-il lui parler de la Hongrie, qui, parait-il selon Ida, est chère à son cœur ?

Au fur et à mesure de l'attente, il sent cette impatience grandir, ce petit frisson d'énervement, comme animal, qui le parcourt.

 

Soudain lui revient en mémoire son retour d'exil, l'amnistie qu'il devait, lui avait-on dit, beaucoup plus à l'intervention de l'impératrice qui avait plaidé la grâce des émigrés auprès de François-Joseph, qu'à l'empereur lui-même qui n'avait fait que céder aux instances de son épouse.

 

Andrássy, peu après son arrivée à Buda avait rendu visite à son vieil ami Deák Ferenc, le politicien le plus en vue, afin de discuter avec lui de la situation et de l'avenir de leur patrie. Alors que le comte se désespérait de ne jamais parvenir à fléchir le souverain, à sa grande stupeur, Deák lui avait confié ceci :

-        Rien n'est perdu, maintenant j'ai l'impression qu'il y a quelqu'un qui supporte nos intérêts, quelqu'un qui pourrait suggérer à l'empereur ce que nous voulons, qui pourrait être notre porte-parole, afin de plaider notre cause.

-        Et qui est-ce donc ? avait demandé Andrássy soudain électrisé.

-        Mais la jeune impératrice ! elle a ouvertement montré sa sympathie envers nous les Magyars et elle apprend même notre langue ! De plus, comme tu dois déjà le savoir, on dit qu'elle est très belle ; alors s'il y a quelqu'un qui saurait le mieux la gagner à notre cause, c'est toi ! tu es le genre d'homme qui a toujours du succès auprès des femmes.

Andrássy avait froncé les sourcils. Au fond de son âme, c'était un tempérament chevaleresque, au sens ancien du terme et cette proposition le choquait.

-        Deák ! j'espère que tu n'envisages pas que je vais faire la cour à la femme de l'empereur, parce que alors …

-        Attends, attends, avant d'en dire plus,  écoute seulement de quoi il s'agit. C'est de notre patrie que je parle, de la Hongrie, de nos droits ! tu t'es battu autrefois pour elle, les armes à la main, même en risquant ta vie. Maintenant la patrie attend de toi un service. Nous arriverons à vaincre l'empereur par l'intermédiaire de l'impératrice et peut-être gagnerons-nous le combat. Crois-moi, nous avons nos chances ! mais seulement avec ton aide, tes talents de diplomate, ton expérience politique, ta bonne volonté et ... ton charme ! ai-je été assez clair ?

Andrássy fixa son ami, puis soudain se mit à rire doucement.

-        Oui, cela pourrait se faire, si j'arrivais à approcher l'impératrice. Justement, c'est elle que je dois remercier, car c'est sans doute grâce à son intervention que je suis de retour dans mon pays après toutes ces années d'exil. Je suppose donc que c'est son attirance pour la Hongrie qui l'a fait pousser l'empereur à signer les amnisties. Je lui serai redevable à jamais ! Oui, mais comment la rencontrer ? manifestement ils ne m'inviteront pas à venir de si tôt à Vienne… alors, demander une audience ?

-        Mais non Gyula, c'est beaucoup plus simple que cela ! la prochaine délégation parlementaire se rendra là-bas et toi-même en tant que député, tu pourras en faire partie et ainsi approcher l'impératrice.

Il avait dû attendre longtemps avant de parvenir à cette entrevue ; il avait pu y réfléchir, améliorer leur stratégie, comme disait Deák.

Pourtant ; malgré cela, il se sentait un peu tendu et anxieux.

A cet instant la porte à deux battants s'ouvre et les fourriers impériaux viennent chercher la délégation hongroise et l'accompagnent jusqu'à la magnifique salle du trône. François-Joseph est debout, en uniforme autrichien blanc et rouge, la poitrine barrée du grand cordon. Puis il découvre l'impératrice, debout sous le dais, merveilleusement belle dans un costume magyar : longue jupe, tablier de dentelle brodée et surtout le corselet de velours lacé qui marque une taille incroyablement fine et met en valeur le buste et les rondes épaules qui émergent de la légère mousseline blanche des petits manches ballons. Sa tête porte fièrement un diadème d'où part un long voile de dentelle. Elle est entourée de huit dames du palais.

 

Le prince-primat s'avance et prend la parole pour offrir les vœux du peuple hongrois à l'occasion de l'anniversaire de l'impératrice (le 25 décembre en réalité), il assure aussi la souveraine de la parfaite loyauté de la nation hongroise ; il termine enfin en exprimant le vœu de saluer le couple impérial le plus tôt possible dans la capitale de sa patrie.

 

Elisabeth se lève, toute rose d'émotion, prend la parole à son tour… en hongrois ! Dans sa main, aucun manuscrit officiel, seuls les mots viennent doucement, avec un peu d'hésitation et un léger accent, mais en excellent hongrois.

-        Depuis que la providence m'a liée, grâce à sa Majesté mon époux, au royaume de Hongrie par des liens aussi tendres et indissolubles, le bien-être de ce royaume a fait l'objet de ma plus vive et constante préoccupation.  Celle-ci s'est encore accrue quand j'ai su les témoignages de fidèle attachement et de profonde fidélité qui se sont exprimés tout récemment,  en faveur de mon illustre époux. Elle s'accroît encore aujourd'hui après les paroles de votre éminence qui me vont droit au cœur. Recevez ma sincère et profonde gratitude et présentez aussi là-bas dans votre pays mon salut le plus cordial à ceux qui vont ont envoyé ici dans l'attente du moment où j'aurai la joie de paraître parmi eux, conformément à vos souhaits, au côté de mon illustre époux.

La foudre tombant au milieu de l'immense salle aux murs blancs et or n'aurait pas eu moins d'effet ! une ovation monte de la gorge de tous ces hommes fiers alors que résonne le vieux cri des Magyars,  qui éclate comme la lumière embrasée de l'éclair

-        Eljen Erzsébet ! Eljen Erzsébet !

La grande salle de la Hofburg retentit encore et encore des Eljen (vivats) sans arrêt, plus puissants, plus enthousiastes. Elisabeth le cœur battant est heureuse et vibre  à l'unisson de cet hommage.

Le comte Andrássy, n'a certes pas été le dernier à crier sa joie dans un retentissant « Eljen » , libérant le trop plein d'émotion qui l'a saisi, le cœur cognant dans la poitrine alors qu'il écoutait les mots prononcés dans sa langue maternelle, si doucement, si tendrement par cette belle jeune femme. Jamais il n'avait pu penser entendre du hongrois à  la Hofburg et ses amis à côté de lui semblent tout aussi frappés de stupeur.

Pourtant, il savait que la jeune souveraine apprenait à parler, écrire leur langue, mais il n'espérait pas une élocution aussi parfaite, il en était profondément admiratif et il se sentait de plus en plus impatient d'être présentée à la jeune et belle impératrice.

 

La délégation est invitée le soir à un dîner à la table de la Hofburg. Elisabeth a cette fois revêtu une robe blanche vaporeuse et ses magnifiques cheveux retombent en cascade de tresses entremêlées de perles. Elle se montre plus détendue qu'à l'ordinaire et fait honneur au dîner, louant même les vins hongrois servis pour la circonstance.

Après ce souper, se tient un cercle au coeur duquel François-Joseph et Elisabeth « conversent » assez longuement avec les membres de la délégation. C'est aussi le moment tant attendu par Gyula Andrássy d'être présenté à sa souveraine et la conversation se fait ... en hongrois !

Le comte immédiatement assure que « la première chose qu'il ait souhaité depuis son retour d'exil avait été de venir déposer ses hommages aux pieds de sa Majesté ». L'image n'est pas trop forte car pense-t-il, « si nous étions dans mon pays, j'aurai plié le genou en terre pour lui baiser la main, comme le veut notre coutume ancestrale ». Ici,  il se contente de s'incliner très bas sur la main gantée de blanc qu'elle lui tend avec un léger sourire.

Lorsqu'il redresse sa fière silhouette, le doux regard mordoré ombragé de longs cils noirs croise les prunelles plus sombres du comte, qui semblent contenir une inquiétude fiévreuse, une intense ferveur mais aussi une noble détermination, sous l'arcade marquée des sourcils et le haut front couronné d'un foisonnement de boucles brunes.

Elle paraît un moment hésitante, son ancienne timidité reprenant le dessus, ce regard la désarçonne ; elle se méfie des hommes, leur regard trop avide. Si elle n'y avait vu qu'un hommage platonique, elle en aurait été heureuse et flattée, mais bien souvent elle y décelait une flamme de désir presque bestial qui l'effrayait. Comme une biche apeurée, traquée par un chasseur, elle voulait fuir et se réfugiait derrière le frêle abri de son éventail, serrant les lèvres, se refermant dans ses pensées. On en concluait à un désintéressement, un ennui à peine dissimulé. Il faut dire que les conversations à la Hofburg étaient souvent mortellement ennuyeuses pour quelqu'un qui ne voulait pas parler sans ne rien dire, débiter des questions apprises par cœur et des réponses toutes faites.

Là, cet homme, l'a déconcertée et elle en sait un peu trop sur lui pour ne pas s'effaroucher d'un regard trop fervent. On l'avait bien mise en garde contre lui, citant ses « innombrables conquêtes », faisant de lui un Don Juan qui aurait collectionné les succès féminins dans les salons parisiens. Elle se méfiait des racontars, des cancans, des médisances (elle en avait trop souvent fait les frais) pour croire tout ce qu'on disait mais Ida lui avait parlé avec un amusement léger du beau comte et son attrait sur les femmes.

Comme le comte semble attendre un parole de sa bouche (on ne s'adresse pas en premier à l'impératrice mais on lui répond) elle fait un effort sur elle-même et dit un peu gauchement :

-        J'ai entendu dire que vous aimiez monter à cheval, comte. Moi aussi, j'aime chevaucher et je crois que votre patrie possède de très beaux chevaux.

Le comte l'assure poliment qu'elle y trouvera en effet les meilleures montures et les espaces pour chevaucher tout à son aise.

-        Je sais, j'ai déjà vu votre immense puszta lors de mon premier voyage en 1857… sa phrase reste en suspens et une tristesse envahit ses yeux.

Lors de ce voyage malheureusement la petite Sophie, qui n'avait que deux ans, était tombée malade à Buda alors que ses parents effectuaient un tour de visites officielles dans les villes de l'Est du pays. Ils avaient dû interrompre brutalement leur voyage et revenir en hâte auprès de l'enfant qui allait de plus en plus mal. Le médecin avait été incapable d'enrayer le mal et Elisabeth était restée au chevet de sa petite fille première née, désespérément impuissante, pour finalement la voir s'éteindre doucement.

Alors, âgée seulement de 19 ans, la pauvre Sissi avait été ébranlée par ce deuil surtout se faisant mille reproches et se sentant responsable de la mort de « leur petit ange ».

Andrássy connaît cet épisode et  comprend immédiatement de quelles natures sont les pensées de la jeune femme, involontairement il a un geste de la main vers elle et dans ses yeux elle lit une profonde compréhension et une chaude sympathie qu'il ne cherche pas à dissimuler. Elle sent que le comte peut être aussi généreux, chaleureux – comment disait Ida déjà ? « un ami sincère, dévoué et digne de confiance ». Elle le regarde un peu plus attentivement : aux coins des yeux de fines rides qui témoignent de sa vie (1), lui semblent rassurantes. Instinctivement, elle sent qu'elle pourrait se confier à cet homme-là.

Elle abandonne toute crainte et reprend sa conversation sur le sujet qui lui tient à cœur : la Hongrie. Elle en parle avec tant d'enthousiasme, qu'Andrássy est ému de sentir vibrer dans la voix de la jeune femme la même passion qui l'anime lorsqu'il parle de son pays.

-        Voyez-vous, lui confie-t-elle, quand les affaires de l'empereur vont mal en Italie, cela me peine, mais quand il en va de même pour la Hongrie, cela me tue.

 

C'est le cœur battant qu'il s'incline de nouveau et la regarde s'éloigner, longue silhouette fine qui semble glisser plutôt que marcher.

Il est fier qu'elle ait déjà pu s'intéresser à son pays, il espère de tout cœur lui faire découvrir encore plus profondément l'âme magyare.

Il faut que je lui fasse connaître les problèmes des Hongrois, nos souffrances, nos souhaits pour l'avenir de notre pays, je suis sûr qu'elle comprendra le sens de nos revendications et défendra notre point de vue auprès de l'empereur, pense-t-il en lui-même alors qu'il se retire au milieu de ses compatriotes.

 

(1) Il était âgé de 42 ans alors qu'Elizabeth n'en avait que 28.

 

 

 



01/01/2016
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